Par
VOUFO TIWODA Sandrine
Résumé
A partir des cas ghanéen, malien et camerounais, la présente étude analyse les dynamiques des successions politiques en Afrique depuis 2000, en lien avec la légalité constitutionnelle des Etats. Ces dynamiques mettent en exergue trois tendances de la transmission du pouvoir politique en Afrique depuis deux décennies. D’une part la consolidation de l’alternance démocratique comme modalité constitutionnelle du transfert du pouvoir, et de l’autre, la persistance de violations de l’ordre constitutionnel démocratique, soit par le recours aux armes comme moyen d’accéder au pouvoir, soit par des atteintes aux principes de la démocratie, qui faussent les conditions du jeu et du transfert démocratiques du pouvoir. Si la dynamique, toujours perfectible, de l’alternance démocratique donne à voir un ancrage de la démocratie et de ses institutions, les velléités anticonstitutionnelles d’accès ou de maintien au pouvoir traduisent quant à elles une résistance aux principes et valeurs démocratiques, malgré une constitutionnalisation formelle et esthétique de ce modèle. La résistance à l’idéal démocratique s’enracine dans le refus par l’élite politique de la limitation et de la rationalisation du pouvoir qu’impose la démocratie et se nourrit de ce qui semble être une accommodation des sociétés à la dictature et à la mal gouvernance qu’elle engendre. Dans tous les cas, les défaillances de gouvernance globalement communes aux Etats africains, plus ou moins libéraux, interrogent, au-delà des conditions de son transfert, sur le sens et le but du pouvoir démocratique en Afrique.
Mots clés : alternance démocratique, transfert du pouvoir, ordre constitutionnel, état de droit, gouvernance, développement humain
Summary
Based on the cases of Ghana, Mali and Cameroon, this study analyses the dynamics of political succession in Africa since 2000, in relation to the constitutional legality of states. These dynamics highlight three trends in the transmission of political power in Africa over the past two decades. On the one hand, the consolidation of democratic alternation as a constitutional means of transferring power, and on the other, the persistence of violations of the democratic constitutional order, either through the use of arms as a means of gaining access to power, or through attacks on the principles of democracy, which distort the conditions for the democratic game and transfer of power. While the dynamic of democratic alternation, which is always open to improvement, shows that democracy and its institutions are firmly rooted, unconstitutional attempts to gain or maintain power reflect resistance to democratic principles and values, despite the formal constitutionalisation of this model. Resistance to the democratic ideal is rooted in the political elite's rejection of the limitation and rationalisation of power that democracy imposes, and feeds on what appears to be societies' accommodation to the authoritarianism and poor governance that it engenders. In all cases, the shortcomings in governance that are common to African states, whether more or less liberal, raise questions about the meaning and purpose of democratic rule in Africa, over and above the conditions under which political power is transferred.
Key words : democratic alternation, transfer of power, constitutional order, rule of law, governance, human, development,
INTRODUCTION
Contexte et justification de l’étude
Trente ans après la fin des partis uniques et le retour au pluralisme, la dévolution du pouvoir politique cristallise encore les tensions et les conflits en Afrique postcoloniale ; trois décennies de libéralisme n’ont pas réussi à institutionnaliser durablement l’alternance démocratique comme unique moyen de renouvellement des élites dirigeantes. L’adhésion aux principes de la démocratie libérale dans les années 1990 et la constitutionnalisation d’un transfert du pouvoir fondé « sur la tenue régulière d’élections transparentes, libres et justes… » semblent, au regard de l’« intrusion régulière de l’armée dans le champ politique », et des multiples atteintes aux principes du jeu et de l’alternance démocratiques, relèvent, dans de nombreux cas, plus de la rhétorique constitutionnelle que d’une pratique politique effective.
Les dynamiques des successions politiques au Ghana, au Cameroun, au Mali, mettent en exergue trois tendances de transmission du pouvoir politique dans le processus démocratique en Afrique depuis 2020. D’une part la consolidation de l’alternance démocratique comme modalité constitutionnelle exclusive du transfert du pouvoir, et de l’autre, la persistance de violations de l’ordre constitutionnel démocratique, soit par le recours épisodique aux armes pour accéder au pouvoir, soit par des atteintes flagrantes aux principes et instruments de la transmission démocratique du pouvoir.
Les interrogations qui sous-tendent notre analyse sont celles de comprendre ce que les transitions politiques, qu’elles soient conformes ou contraires à « l’ordre constitutionnel préétabli» nous enseignent sur la consolidation ou l’affaiblissement démocratiques en Afrique depuis 2000. Nous voulons par ailleurs comprendre comment le respect ou non des normes constitutionnelles de dévolution du pouvoir impacte l’ordre politique. Pour y répondre, nous avançons les hypothèses suivantes : Si d’un pays à l’autre la trajectoire politico historique peut varier, la résistance à l’idéal démocratique, malgré l’affirmation constitutionnelle et formelle du contraire demeure un fait marquant des dynamiques de transmission du pouvoir en Afrique. Cette résistance autoritariste est, par-delà les défis sociaux, sécuritaires, économiques souvent évoqués pour justifier la violation des règles constitutionnelles de succession politique, le facteur déterminant des changements anticonstitutionnels de régime, qui par ailleurs, s’ancrent eux aussi dans les comportements déviants de régimes antidémocratiques.
Approche méthodologique
Le choix raisonné du Ghana, du Mali et du Cameroun comme terrains d’étude répond à un souci de représentativité géographique mais aussi thématique. L’Afrique est subdivisée en cinq zones géographiques : le Nord (7 pays) ; le Sud (10 pays) ; l’Est (14 pays) ; l’Ouest (15 pays) ; le Centre (9 pays). Cette subdivision a servi de référence pour la répartition géographique des Etats. Deux régions sur les cinq que compte l’Union ont été retenues et la représentativité géographico-linguistique est complétée par une représentativité thématique, en lien avec l’objet d’étude.
Les dynamiques de dévolution du pouvoir et de succession à la tête de l’Etat en Afrique depuis 2000 laissent entrevoir de prime abord trois tendances. Concomitantes à une stabilité politico-institutionnelle ancrée dans la consolidation d’un ordre constitutionnel qui se veut démocratique, perdurent des « velléités anticonstitutionnelles de se maintenir au pouvoir » ou d’y accéder, soit par le recours épisodique aux armes et à la violence, soit par la transgression non armée des principes de l’alternance démocratique. Les choix opérés correspondent à la volonté d’illustrer ou de vérifier dans l’analyse ces trois tendances
Le Ghana, qui a connu depuis 2000, une succession d’élections ayant débouché sur des alternances aussi bien au sommet de l’Etat qu’au parlement, jouit en Afrique d’une image positive en matière de démocratie, avec en 2022 un score de 64,8 sur 100 en Gouvernance globale pour un classement de 7e sur 54 selon l’indice Mo Ibrahim de la gouvernance en Afrique. Il est intéressant de voir comment cette réputation de pays démocratique se concrétise dans la dynamique de transmission du pouvoir, ou comment elle la détermine. Situé dans la zone ouest de l’Union Africaine, il est par ailleurs d’Afrique anglophone.
La prise et/ou la conservation du pouvoir par les armes constitue le moyen anticonstitutionnel de succession politique le plus détaillé et mis en exergue dans la nomenclature de L’Union Africaine du changement anticonstitutionnel de gouvernement. Dans la mesure où il vise le reniement d’un gouvernement démocratiquement élu, le coup d’Etat constitue une rupture de l’ordre constitutionnel démocratique et est délégitimé voire sanctionné. Le Mali, actuellement dirigé par un gouvernement de transition, en raison du coup d’Etat d'août 2020, constitue un cas de figure assorti pour analyser la trajectoire de l’alternance non constitutionnelle par coup d’Etat. Situé en Afrique de l’ouest francophone, ce pays est également représentatif du Sahel, une zone en proie à une insécurité multiforme que les coups d’Etat à répétition ne parviennent pas à endiguer.
La rupture de l’ordre constitutionnel peut également prendre la forme d’« atteinte aux principes de l’alternance démocratique ». Il s’agit des situations dans lesquelles les règles et les conditions du transfert démocratique du pouvoir sont faussées ou falsifiées à la faveur de décisions politiques ou de gouvernance. C’est une violation des principes démocratiques, et donc constitutionnels de la succession politique. Le Cameroun, pays d’un règne présidentiel de 42 ans, marqué d’élections contestées, de querelles constitutionnelles autour de la limitation du mandat présidentiel, de crises sociopolitiques plus ou moins profondes, etc., offre l’opportunité d’une lecture des changements de gouvernements selon cette approche.
Pour aboutir aux conclusions ici présentées, nous avons eu recours à deux techniques complémentaires de collecte de données. La revue documentaire en vue de dresser l’état des lieux des changements de gouvernement en Afrique depuis 2000 en lien avec l’ordre constitutionnel établi à cet effet. L’entretien d’enquête en vue de recueillir la perception des acteurs sur la démocratie relativement aux conditions d’accession au pouvoir, l’organisation et l’exercice du pouvoir, la pratique électorale, le climat sociopolitique…
Les informateurs-clés ont été sélectionnés par choix raisonné au sein des catégories suivantes : universitaires-juristes, leaders politiques, société civile dans les trois terrains d’étude, à raison de trois informateurs-clés par catégorie, et par pays.
Au Cameroun, les entretiens, neuf au total, se sont déroulés entre le 11 et le 24 mars, dont 4 par voie téléphonique et 4 en face-à-face. Pour ce qui est des cas du Mali et du Ghana, l’éloignement des terrains d’étude et la crispation de la situation politique au Mali ont rendu difficile la mobilisation des informateurs clés, malgré l’implication de AfricTivistes. Au final un entretien a pu être passé via appel WhatsApp avec un activiste de la société civile au Mali, le 21 mai 2024, et aucun entretien n’a pu être mené pour ce qui concerne le Ghana, faute de contact.
Au final, pour les terrains camerounais, maliens et ghanéens, 10 entretiens ont été passés Les données retranscrites ont été analysées et interprétées selon les techniques de l’analyse de contenu.
Des données collectées en 2011 dans le cadre d’une étude sur la sociogenèse de l’organe électoral Elections Cameroun, et en 2008 dans le cadre d’une étude sur l’Objectivation de la révision constitutionnelle d’avril 2008 au Cameroun par le Cameroon Tribune ont également été utilisées pour étayer l’analyse.
Sur la base de cette approche, la première partie de la présente étude analyse et essaye de clarifier ou du moins de circonscrire les notions de changement anticonstitutionnel et constitutionnel en lien avec la question de l’alternance, tout en soulignant les controverses et les contradictions. Ensuite, elle analyse à partir des cas camerounais, malien et ghanéen les dynamiques de dévolution du pouvoir et de succession politique au regard des règles constitutionnelles en la matière. Enfin, elle aborde brièvement la réflexion sur les leviers à activer pour des transitions pas seulement constitutionnelles, mais effectivement démocratiques en Afrique.
Constitutionnalité et inconstitutionnalité des transitions politiques en Afrique : typologie, controverses et extensions
La condamnation et le rejet des changements anticonstitutionnels de gouvernement constituent, au nom de « la promotion des principes et des institutions démocratiques », « la participation populaire et la bonne gouvernance »;et « du respect des principes démocratiques, des droits de l’homme, de l’état de droit et de la bonne gouvernance », un engagement commun des Etats et des institutions régionales africains. Le changement anticonstitutionnel de gouvernement n’est pas énoncé en ces termes dans les constitutions nationales, du moins, pour ce qui concerne le Ghana, la Cameroun ou le Mali, mais il se définit par opposition aux règles démocratiques de dévolution du pouvoir, telles que constitutionnalisées par les Etats. La définition du changement anticonstitutionnel de gouvernement s’est forgée, et formalisée au fil de déclarations et décisions conjoncturelles dont les dispositions et les principes sont aujourd’hui consignés dans les instruments régionaux sur la gouvernance démocratique, dont la Charte Africaine pour la démocratie, les élections et la gouvernance constitue en la matière une référence. D’une définition strictement confinée à la prise du pouvoir par les armes, le changement anticonstitutionnel a évolué vers une définition qui tend à considérer les atteintes aux principes démocratiques de dévolution du pouvoir comme facteur d’inconstitutionnalité. Mais, d’une position à l’autre, ce qui semble prévaloir c’est l’attachement (au moins formel) aux principes démocratiques de succession politique à la tête des Etats.
Typologie du changement anticonstitutionnel : entre rejet de la prise du pouvoir par les armes et affirmation des principes démocratiques
La Déclaration sur le cadre pour une réaction de l’OUA face aux changements anticonstitutionnels de gouvernement, publiée à l’issue de la 36ème session ordinaire de la conférence des chefs d’Etats et de gouvernement de l’Organisation de l’Unité Africaine tenue à Lomé en juillet 2000, a défini quatre situations dont l’occurrence équivaut à un changement anticonstitutionnel de régime. On peut noter d’emblée que le changement anticonstitutionnel de gouvernement est alors perçu en référence restrictive à la prise ou la conservation du pouvoir par les armes, à l’encontre d’un gouvernement considéré comme « démocratiquement élu ». Cela s’explique en partie par le fait que la définition du changement anticonstitutionnel de gouvernement s’est construite en réponse aux coups d’Etat en « réapparition » après l’euphorie des transitions démocratiques ; ils constituent aux yeux de l’OUA, « un sérieux revers pour le processus de démocratisation en cours sur le continent ». La condamnation et le rejet en 1997 à Harare du coup d’Etat en Sierra Leone participe de cette volonté de l’OUA de protéger « l’Etat de droit fondé sur la volonté populaire exprimée par la voie des urnes et non par la force».
Le changement anticonstitutionnel de gouvernement, défini en référence à cette volonté «de promouvoir l’accession au pouvoir par des moyens démocratiques en rapport avec la légalité constitutionnelle des États » et de rejeter toute accession au pouvoir par les armes désigne alors :
- un coup d’Etat militaire contre un gouvernement issu d’élections démocratiques ;
- une intervention de mercenaires pour renverser un gouvernement issu d’élections démocratiques ;
- une intervention de groupes dissidents armés et de mouvements rebelles pour renverser un gouvernement issu d’élections démocratiques ;
- le refus par un gouvernement en place de remettre le pouvoir au parti vainqueur à l’issue d’élections libres, justes et régulières.
Dans ces quatre cas de figure, est condamné, l’usage de la force à l’endroit de dirigeants issus de successions politiques marquées du sceau de la légitimité et de la légalité constitutionnelle, c’est-à-dire : issus des « élections démocratiques », « démocratiquement élu(s) ». Par la même occasion est souligné le fondement de la légalité constitutionnelle du transfert de gouvernement, à savoir les élections organisées selon les principes de la démocratie, autrement dit, des élections libres, justes et régulières. Il est intéressant de remarquer qu’ici le changement du gouvernement et non le gouvernement en lui-même, est au cœur de la réflexion. L’accent est mis sur les modalités du transfert du pouvoir, plus que sur les modalités de son exercice (ou indépendamment d’elles ?) dans la définition de l’anticonstitutionnalité. Certes à la suite de cette énumération, il est recommandé d’inscrire et d’asseoir la lutte contre le changement anticonstitutionnel de gouvernements dans une dynamique plus vaste d’approfondissement et de consolidation de la démocratie en Afrique. N’empêche qu’il subsiste l’idée ou du moins l’impression de vouloir réaliser une séparation, somme toute fictive, entre transmission et exercice démocratiques du pouvoir.
La Charte africaine de la démocratie, des élections et de la gouvernance reprend et confirme cette typologie fondée sur le rejet du coup d’Etat militaire. Elle étend par ailleurs la définition du changement anticonstitutionnel au-delà de la stricte sphère de la prise ou de la conservation du pouvoir par la violence armée. Désormais, une modification de l’ordre constitutionnel ou juridique qui fausserait les conditions d’une alternance démocratique aboutirait à considérer comme anticonstitutionnel le transfert de pouvoir qui en résulterait. « Tout amendement ou toute révision des constitutions ou des instruments juridiques qui porte atteinte aux principes de l’alternance démocratique » est donc, au même titre qu’un coup d’Etat armé, un changement anticonstitutionnel de gouvernement. Ici encore, c’est le processus du transfert du pouvoir qui est privilégié, plus que les modalités de son exercice.
Qu’à cela ne tienne, l’élargissement de la définition du changement anticonstitutionnel permet désormais de rejeter comme tel, des manœuvres, bien qu’apparemment non violentes ou armées, qui auraient pour but, ou du moins, pour effet, de fausser les règles de l’alternance démocratique. Au cœur du qualificatif d’anticonstitutionnel, se trouvent la délégitimation, le rejet et la condamnation des moyens d’accession au pouvoir contraires à l’idéal démocratique dont se prévalent officiellement la totalité ou presque des Etats africains postcoloniaux. Condamner les « moyens non-démocratiques d’accession au pouvoir », c’est consacrer l’alternance démocratique comme seul moyen constitutionnel de dévolution du pouvoir politique.
Du suffrage universel comme vecteur de transmission du pouvoir et fondement constitutionnel de l’alternance démocratique
« …La tenue régulière d’élections transparentes, libres et justes, conduites par des organes électoraux nationaux indépendants, compétents et impartiaux », voilà qui fonde l’alternance politique dans l’état de droit démocratique dont se réclament depuis les années 1990 les pays africains dans leur majorité. Les transitions démocratiques ont induit une évolution juridico-institutionnelle orientée vers un constitutionnalisme prônant un ordre politique démocratique, et fortement marqué de la volonté d’encadrer la conquête (et l’exercice ?) du pouvoir politique selon les principes de la démocratie libérale. Le suffrage universel, exprimé au moyen d’élections libres et transparentes, est érigé en vecteur de compétition et d’alternance, en même temps qu’il consacre la volonté populaire comme source de pouvoir et de légitimité politiques. Dans cette logique, l’alternance démocratique, à la fois condition et expression de stabilité et de consolidation démocratiques en Afrique, repose fondamentalement sur les élections. Ce choix de l’élection démocratique comme seul mode constitutionnel de sélection des dirigeants est consacré aussi bien par les instruments régionaux africains, que par les constitutions nationales.
Qu’est-ce donc que l’élection démocratique ? Libres, transparentes, sincères, loyales, concurrentielles, crédibles, justes, équitables, à intervalles réguliers… nombreux sont les exigences et les principes régissant les élections démocratiques en Afrique. Si le suffrage universel est en soi un fondement de la démocratie représentative, les modalités et les règles de son organisation, doivent à leur tour s’inscrire dans la logique de la consolidation des institutions démocratiques pour valoir ce que de droit. « La mise en place d’éléments normatifs et opératoires » visant à garantir et assurer la crédibilité des élections est donc une exigence à laquelle ont souscrit aussi les Etats souverains, aux plans nationaux et régionaux.
La gouvernance et la gestion des opérations électorales proprement dites, aussi bien que la gouvernance politique et la gestion du pouvoir dans son ensemble sont à prendre en compte dans la garantie de la transparence, de l’impartialité, et de l’indépendance de la compétition électorale. D’après les principes énoncés en 2002 par l’OUA, ceci implique entre autres :un cadre constitutionnel et des instruments juridiques pertinents, la garantie de séparation et indépendance des pouvoirs, en particulier le judiciaire, l’existence « d’institutions électorales impartiales, sans exclusive, compétentes et dotées d’un personnel bien formé et équipé de moyens logistiques adéquats » ; Ceci implique en outre la garantie des libertés fondamentales (liberté de réunion, d’association, de mouvement, d’expression..) bref, un cadre organisationnel et institutionnel adéquat pour la conduite d’élections disputées et transparentes, assorti des « mesures nécessaires pour garantir le respect scrupuleux des principes susmentionnés ».
Les valeurs et principes communs préconisés pour l’alternance démocratique ne se limitent donc pas à la seule ou stricte gouvernance électorale, mais s’inscrivent dans une dynamique globale de promotion de la culture et des institutions démocratiques en Afrique. Cette option préférentielle pour la démocratie est réaffirmée dans la Charte africaine de la démocratie des élections et de la gouvernance qui, tout en fondant l’alternance démocratique dans la tenue d’élections démocratiques, inscrit l’élection comme composante d’un ordre démocratique qui s’articule autour de principes interdépendants aux effets corrélés. Il s’agit entre autres de la participation populaire, l’Etat de droit, les droits de l’Homme, le pluralisme et la tolérance politique, la transparence et la redevabilité publiques… Même les questions de paix, de sécurité humaine et de développement sont abordées comme des problématiques connexes à la consolidation démocratique en Afrique.
L’alternance démocratique, loin de se réduire aux élections, qui elles-mêmes ne sont pas isolées, dans leurs principes comme dans leur pratique, du système de gouvernement au sein duquel elles se déroulent, s’inscrit au contraire dans le vaste champ de la gouvernance et de l’exercice démocratiques du pouvoir. Dans cette logique, toute atteinte aux principes et institutions de la démocratie est en soi une « atteinte aux principes de l’alternance démocratique », qui impacte la constitutionnalité du transfert du pouvoir. L’accession au pouvoir dans le respect de la légalité constitutionnelle des États est donc « étroitement et intimement liée » au respect des valeurs démocratiques, l’ordre constitutionnel n’étant rien d’autre que l’ordre démocratique.
De l’ordre constitutionnel comme ordre démocratique ou les enjeux démocratiques de l’alternance constitutionnelle
L’alternance constitutionnelle au pouvoir est un enjeu de démocratie majeur. En effet, l’ordre constitutionnel de succession politique en Afrique est formellement un ordre démocratique, et c’est bien cela que traduisent l’exigence constitutionnelle d’élections démocratiques comme modalité de compétition et d’alternance politiques et la délégitimation de l’accession au pouvoir par les armes ou tout moyen non démocratique. Le changement anticonstitutionnel de gouvernement, n’est donc ni plus ni moins qu’une alternance non démocratique, c’est-à-dire, une situation dans laquelle la succession politique ne s’opère pas dans le respect des principes de la démocratie constitutionnalisée, et ce, qu’il y ait ou non usage de la force armée. La violation de la légalité constitutionnelle des Etats donc, d’une part, s’oppose par nature à la démocratie qui consacre la Constitution comme norme étatique fondamentale, et de l’autre, englobe tout changement qui constitue par sa nature une violation des principes démocratiques. La Constitution consacre la démocratie comme ordre juridique et institutionnel de droit.
Conformément à l’esprit de la Charte Africaine de la Démocratie, des Elections et de la Gouvernance, le changement anticonstitutionnel de gouvernement, s’apprécie en lien avec le respect de la légalité constitutionnelle et de l’Etat de droit démocratique, mais également en lien avec le respect des principes et valeurs démocratiques dont la constitution est sensée être porteuse. Et la délégitimation des moyens non constitutionnels d’accès au pouvoir s’inscrit clairement dans la logique de promotion d’une gouvernance démocratique. Si l’illégalité constitutionnelle s'oppose donc par nature à la démocratie, la légalité constitutionnelle est indissociable de la légitimité démocratique. L’indissociabilité de la constitutionnalité avec l’idée de la démocratie et du respect de ses principes transparait également à l’alinéa C de l’article premier du Protocole de la CEDEAO sur la Démocratie et la Bonne Gouvernance qui dispose que « Tout changement anticonstitutionnel est interdit de même que tout mode non démocratique d’accession ou de maintien au pouvoir ». Anticonstitutionnel et antidémocratique signifient dans cet esprit une seule et même réalité. Tout changement qui n'aurait pas respecté dans son processus les principes de la démocratie, serait de ce fait même anticonstitutionnel.
Et c’est cela tout l’enjeu démocratique de l’alternance constitutionnelle. Fondée prioritairement sur le suffrage universel, et source de la légitimité démocratique, l’alternance démocratique suppose également l’existence d’une culture juridique et politique qui s’enracine dans les idéaux et valeurs qui sous-tendent la démocratie pluraliste .La réalisation de l’alternance démocratique pose donc non seulement la question des règles et conditions de la compétition électorale, mais aussi celle, plus globale mais déterminante, de la gouvernance démocratique dans son ensemble (dispositifs juridiques et institutionnels conditions socio-politiques et culturelles, comportement des acteurs). La séparation des pouvoirs, la liberté et le pluralisme, l’indépendance effective du pouvoir judiciaire et de la justice constitutionnelle, le libre jeu des mécanismes de contre pouvoir… sont autant de principes sur lesquels repose la démocratie et qui façonnent et conditionnent, avec et au-delà de la stricte gouvernance électorale, l’alternance démocratique.
Le transfert constitutionnel du pouvoir est donc celui qui s’opère dans le respect des principes sacrés de la démocratie, dont le suffrage universel n’est pas le seul élément. Il en existe d’autres qui interagissent entre eux pour concourir à créer et institutionnaliser une culture. L’environnement et le climat sociopolitique sont aux côtés des mécanismes normatifs et institutionnels permettant la tenue régulière d’élections démocratiques, des facteurs de réalisation ou non de l’alternance démocratique.
Dans l'esprit de la Charte africaine pour la démocratie, les élections et la gouvernance, la gouvernance politique sociale et économique est considérée en soi comme participant de l'institutionnalisation de la culture et de la pratique démocratiques, et donc impactant de façon directe les conditions d’un transfert démocratique-constitutionnel du pouvoir politique. Qu’il s'agisse de la participation populaire, du rôle des Parlements et des partis politiques, du partenariat avec la société civile, de l’efficacité du secteur public, de l'indépendance du judicaire, de la séparation des pouvoirs, de la garantie de la liberté d'expression, la lutte contre la maladie… les obligations et les politiques des Etats en faveur de l’institutionnalisation d’un climat politique, social et économique fondée sur les valeurs de transparence, d’efficacité, de dialogue et de participation, concourent à réaliser l’idéal démocratique et à planter dans le fonctionnement ordinaire des institutions, les ferments de légitimité démocratique constitutionnelle. La légalité constitutionnelle s’inscrit dans les institutions démocratiques dont le fonctionnement doit être conforme à la lettre et à l’esprit de la Constitution, dans la mesure où cet ordre constitutionnel vise à réaliser la démocratie. Le fonctionnement démocratique des institutions détermine, sinon impacte la transmission démocratique du pouvoir.
C’est dans une logique qui considère que les conditions de gouvernance déterminent les conditions d’accession au pouvoir, que nous analysons les questions de constitutionnalité et d’inconstitutionnalité dans les transitions politiques au Ghana, au Mali et au Cameroun.
Les trajectoires de succession politique au Ghana, au Cameroun, et au Mali : entre ancrage et rejet de la démocratie constitutionnalisée
Que disent les transitions politiques, constitutionnelles ou anticonstitutionnelles sur l'État de la démocratie et de la politique en Afrique ? Des transitions à la consolidation démocratiques, les bilans de la démocratie en Afrique ont abouti aux constats : de l’incapacité de la constitution, malgré sa fétichisation, à servir d’assise véritable au pouvoir politique, du mirage démocratique des élections, ou encore du rêve-illusion de l’alternance démocratique. En tout état de cause, la difficile consolidation démocratique en Afrique est soulignée, que l’on aborde la question du point de vue du constitutionnalisme, de la pratique électorale ou de l’expression du pluralisme politique. L’analyse des trajectoires d’alternances et successions politiques n’échappe pas à cette logique et met en exergue des dynamiques marquées par la persistance ou la résurgence des habitus autoritaires marquant une résistance à l’idéal démocratique. Même si par ailleurs se démarquent des dynamiques de consolidation de l’état de droit démocratique véritable.
Le Ghana : une culture de l’alternance démocratique consolidée?
Classée démocratie imparfaite selon The Economist Intelligence Unit, le Ghana a obtenu en 2022 le score de 64,8 sur 100 en Gouvernance globale, pour un classement de 7e sur 54 selon l’indice Mo Ibrahim de la gouvernance en Afrique. La culture et la stabilité démocratiques du Ghana tendent à être reconnues au plan africain et international, au regard des transitions politiques et la tenue systématique d’élections disputées, à l’issue desquelles le pouvoir est transmis au vainqueur. Si le Ghana échappe de ce fait à « l’image de la confusion et de l’arbitraire associée aux successions politiques africaines », la corruption endémique et certaines pratiques frauduleuses et opaques qu’elle engendre et entretient poussent certains observateurs à relativiser la solidité démocratique dans ce pays.
Deux décennies d’alternance fondée sur des élections concurrentielles et démocratiques
De 1992 à 2020, le Ghana a connu huit élections présidentielles ayant permis l’alternance et la succession au sommet de l’Etat de 4 présidents issus des deux principaux partis politiques rivaux, à savoir le New Patriotic Party, NPP, et le National Democratic Congress, NDC. L’année 2000 est décisive dans l’ancrage de l’alternance démocratique au Ghana. En effet, le choix du président Jerry Rawlings de se conformer à la Constitution limitant le mandat présidentiel à quatre ans, renouvelable une seule fois, mérite d’être souligné, d’autant plus que c’est un coup d’Etat militaire qui avait porté en 1981 Jerry Rawlings au pouvoir et instauré un gouvernement autoritaire. S’il a favorisé l’adoption en 1992 d’une Constitution plus libérale, le président maitrise, après 19 ans successifs de pouvoir, les rouages de l’appareil d’Etat qui lui permettraient de se maintenir à la présidence du pays, ou du moins de tenter de le faire. Les exemples de longévité présidentielle dont regorge le continent constituent naturellement des précédents. Qu’il se soit conformé à la règle de droit est quasi-exceptionnel, dans une Afrique où sur 200 chefs d’Etat qui se sont succédé au pouvoir depuis 1960, une vingtaine seulement a quitté le pouvoir délibérément, dont la moitié dans le cadre d’une transition démocratique. Les élections de 2000 ont permis la « première alternance démocratique » et renforcé la tendance libérale amorcée en 1992. Tendance que les coups d'État et les crises politiques dans les pays voisins (Côte d’ivoire, Togo, Burkina Faso…) ne semblent pas avoir remise en cause 20 ans plus tard.
Cette « exception politique », serait due à une volonté commune et partagée par la majorité des acteurs (pouvoir, groupes religieux et d’opposition, société civile, armée …) d’en finir avec l’instabilité et l’autoritarisme dont le pays a fait l’expérience plusieurs décennies durant. C’est d’ailleurs sous le régime militaire putschiste de Rawlings que le Ghana aura pris une tournure libérale avec la constitution de 1992 qui oriente résolument le pays vers l’ordre politique pluraliste qu’il a conservé jusqu’à aujourd’hui.
En 22 ans, des présidents en exercice se sont retirés de bonne grâce du jeu politique, se soumettant, soit aux résultats d’une élection les déclarant perdants, soit à la limitation constitutionnelle du nombre de mandats présidentiels à un maximum de deux, sans essayer ni de la contourner, ni de la modifier. En Afrique, plus de 30 tentatives de révisions constitutionnelles ont eu lieu depuis 2000 dont 22 ont abouti, soit à lever le verrou constitutionnel de la limitation du nombre de mandats, soit à le contourner en modifiant la durée du mandat présidentiel pour remettre à zéro le compteur du nombre de mandats des candidats ayant atteint la limite constitutionnelle, au nom du principe de non-rétroactivité. Dans ce contexte, l’exemple ghanéen est remarquable et dégage l’idée d’un consensus politique sur cet aspect des règles de l’accès à la fonction présidentielle, et d’une volonté de s’y conformer.
L’acceptation, même après des contestations, des résultats des élections, à la fois par la classe politique et l’électorat ghanéens, donne aussi à voir un consensus minimal sur la crédibilité des institutions de gouvernance électorale, mais aussi sur la domestication de la violence et la pacification du jeu politique. Accepter les résultats des urnes ne va pas de soi, en témoigne l’ampleur de la contestation électorale et des violences qui en découlent dans nombre de pays africains. Il faut croire que 32 ans d’élections depuis 1992 ont crédité la Commission électorale ghanéenne d’un bilan positif, même si des soupçons de fraudes et de partialité ont entaché certains scrutins. En 2020 par exemple, les élections se déroulent sur fond de suspicion à l’égard de la commission électorale, en raison de divergences sur le fichier électoral et du limogeage en 2018 de sa présidente, et son remplacement par un président jugé favorable au parti au pouvoir. Dans ce climat de tension, le président sortant Akufo Addo et son principal rival, John Mahama, signent un "pacte de paix dans lequel ils s’engagent à. « ne promouvoir aucune violence lors du vote et à la proclamation des résultats ». Akufo Addo sera finalement déclaré vainqueur de l’élection. Une victoire contestée par le National Democratic Congress de John Mahama, qui s’incline après confirmation par la Cour constitutionnelle des résultats proclamés par la commission électorale. Il en avait été de même en 2012, lorsque Akufo Addo, qui contestait la victoire de son rival avait reconnu sa défaite après que la justice ait confirmé la victoire de John Mahama.
L’élection de 2020 consacre le quatrième changement constitutionnel de gouvernement au Ghana depuis 2000. Le taux de participation, entre 79 et 80% depuis 2000, projette l’image d’un système électoral qui bénéficie malgré tout de la confiance des citoyens, et de leur adhésion aux valeurs démocratiques. Une étude d’Afrobaromètre donne 80% de ghanéens favorables à la gouvernance démocratique. Sans prétendre à l’existence d’une démocratie achevée et figée, le Ghana a incontestablement progressé dans la voie de l’institutionnalisation d’un ordre politique au sein duquel le pouvoir se transmet selon les principes de la démocratie libérale. Le multipartisme établi dans la lettre mais aussi dans les faits permet l’alternance à presque chaque échéance électorale, et le partage de la direction du pays entre différents partis politiques, ainsi que le renouvellement du rapport de force entre tendances partisanes au sein de l’institution parlementaire. Le renouvellement, ou tout au moins la rotation régulière des dirigeants selon des normes institutionnalisées est assuré, contrairement à certains pays où trois décennies de démocratie n’ont fait que renforcer le pouvoir d’oligarchies familiales ou partisanes.
La culture de participation, visible au niveau électoral, l’est aussi à travers le dynamisme des médias et de la société civile. Selin Ozyurt parle d’une « solide culture de débats publics » et de mobilisation citoyenne autour d’enjeux divers, signe de l’ancrage de la liberté d’expression et du pluralisme d’idées. Le Ghana se place en 2019, 23ème mondial et 1er africain au classement de la liberté de la presse de Reporters Sans Frontière, ce qui, avec « l’absence de prisonniers politiques ou d’opinion dans les geôles du pays » confirmerait l’idée d’une liberté d’expression non ou peu réprimée.
Malgré deux décennies de transitions constitutionnelles de 2000 à 2020, la vitalité démocratique au Ghana est entachée par une corruption endémique, que certains observateurs considèrent comme faisant le lit de pratiques frauduleuses incompatibles avec la démocratie.
La démocratie au Ghana mise à mal par la corruption ?
La corruption menace-t-elle la solidité de la démocratie au Ghana ? Remet-elle en cause la dynamique de l’alternance démocratique ? Nous l’avons souligné, le caractère démocratique du transfert du pouvoir situe l’analyse de la pratique démocratique bien au-delà du strict cadre de la compétition politique. Il se fonde, au-delà de la routine et du formalisme électoraux, sur d’autres « atouts sociopolitiques », nécessaires pour accompagner le fonctionnement démocratique des institutions, autrement dit, matérialiser dans la pratique institutionnelle, les idéaux de liberté et d’ouverture qui ont orienté leur consécration. Et par ailleurs favoriser, dans la gouvernance quotidienne, une cohérence de forme et d’esprit favorable à l’ancrage démocratique et propice au renforcement de la transparence, de la crédibilité et de la redevabilité des institutions. Il est intéressant à cet effet d’observer la dynamique de consolidation démocratique au Ghana en parallèle de la question de la corruption et des défis qu’elle soulève en termes de transparence et efficacité publiques, égalité, redevabilité, justice sociale… Car si le Ghana est célébré pour sa vitalité démocratique, il est aussi connu pour la corruption qui y demeure un défi « monumental », paradoxalement au postulat qui veut que la corruption régresse là où prospère la démocratie.
En parlant des effets de la corruption sur la démocratie au Ghana, Kofi Nsia Pepra décrit une « démocratie imparfaite…affectée par de multiples pratiques «illibérales» incompatibles avec les idéaux démocratiques de liberté et… contaminée par un pouvoir exécutif excessif et ses corollaires : «capture des institutions», principes du winner takes all, marchandisation du politique, impunité, manœuvres électorales, vigilantisme et violence politique, favoritisme et justice sélective ». La corruption est endémique et s’étend à tous les domaines de la vie publique. Au niveau politique, la compétition est assimilée par certains observateurs à un jeu à somme nulle dans lequel le parti vainqueur contrôle l’accès aux ressources étatiques, qu’il redistribue dans un réseau de clientélisme et d’allégeance, en attendant d’être remplacé aux affaires par un autre groupe qui en fera autant. C’est la politique du winner takes all. A ce propos, un homme politique ghanéen déclare : « It looks like a group of friends come together to form a political party, maybe I will say, with the sole interest of looting the state with little intention of solving people’s problems. But unfortunately, we have only two main parties always positioned for power, and it is always family and friends, like a cartel, always come together, steal, and go and another will come ».
La corruption est considérée comme « le point noir » de la démocratie ghanéenne, dont l’ampleur est telle que elle compromet le fonctionnement des institutions démocratiques et remet en cause la qualité du processus électoral au regard des pratiques frauduleuses auxquelles se livrent partis et alliés pour s’assurer la victoire. Les auteurs de fraudes ne semblent pas inquiétés par les organes politiques et judiciaires chargé de la répression de la corruption. Citant des affaires notoires de corruption dans lesquelles plusieurs personnalités publiques ont joui de l’impunité, Nsia Prepa remet en question la neutralité de la justice et dénonce une perversion qui qui sape l’état de droit.
Faut-il, en vertu de ces constats, remettre en cause les acquis démocratiques observés au Ghana depuis plusieurs décennies ? La corruption ne touche-t-elle pas, à différentes échelles la totalité des pays du monde ? Et si des études tendent à démontrer que plus il y a de démocratie et moins il devrait y avoir de corruption, l’ampleur du phénomène au Ghana est-il tel qu’il relativise la vitalité tant célébrée de la démocratie au Ghana ?
On peut en tout cas observer que la corruption et les pratiques frauduleuses qui en découlent, s’opposent aux valeurs, fondamentales en démocratie, de transparence, d’égalité, de redevabilité, de responsabilité. On peut également souligner le coût de la corruption sur la gouvernance et le développement humain et économique. Il est en effet admis que lorsque les ressources publiques sont détournées à des fins personnelles, cela a un effet corrosif sur le progrès économique et humain. La capacité étatique à fournir un service public (santé, justice, éducation, sécurité…) de qualité en est affectée et il en résulte une distorsion dans la répartition de la richesse et l’accès aux ressources, et l’aggravation de la pauvreté et de l’exclusion. Selon la Commission des droits de l'Homme et de la justice administrative (Commission on Human Rights and Administrative Justice), la corruption représenterait une perte d’environ 20 % du budget national ghanéen en 2023. Parallèlement, le pays est confronté à des défis socioéconomiques tels que : une forte pauvreté rurale (notamment dans le Nord du pays, moins développé que les autres régions) ; de fortes disparités socioéconomiques ; le chômage (« démesurément élevé chez les jeunes ») ; la crise de la dette ; une inflation à son plus haut niveau depuis deux décennies… Ces défis sont accentués par une stagnation de la croissance due aux effets combinés de la pandémie du Corona virus et de la guerre russo-ukrainienne.
Malgré une démocratie multipartite réputée exemplaire et une transmission pacifique du pouvoir depuis plus de vingt ans, la Ghana reste donc confronté à des problèmes de gouvernance importants, avec la persistance, du fait de la corruption endémique, de pratiques frauduleuses et déloyales à grande échelle. Une contradiction somme toute frappante. Surtout lorsque l’on sait que dans d’autres contextes, les changements anticonstitutionnels de gouvernement se justifient parfois par une volonté de mettre fin à des problèmes de gouvernance que les gouvernements démocratiquement élus, ou affichés comme tels, auraient échoué à résoudre.
Rejet de l’idéal démocratique et transitions anticonstitutionnelles au Cameroun et au Mali : différences de procédés, homologie de nature ?
Qu’il s’agisse de recourir aux armes pour prendre et/ou conserver le pouvoir, ou qu’il s’agisse de fausser les règles du jeu démocratique, la rupture de l’ordre constitutionnel dans la succession politique en Afrique est à la fois l’expression et la conséquence du rejet, malgré un affichage formel du contraire, de l’idéal démocratique, de la limitation et de la rationalisation du pouvoir qu’il impose. Les changements anticonstitutionnels de gouvernement, autrement dit la transgression des principes de l’alternance démocratique, avec usage ou non de la force armée participent et résultent d’une violation aussi bien de la légalité constitutionnelle que de la légitimité démocratique en matière de dévolution du pouvoir politique. De l’usage immédiat et direct de la violence, à la domestication de « la maturation libérale et démocratique des institutions politiques et constitutionnelles », les moyens non constitutionnels d’accès ou de maintien au pouvoir sont variés, mais s’opposent par nature à l’idéal démocratique, même si dans certains cas, ils prétendent le restaurer et le sauver au moyen des armes, et dans d’autres, le garantir par une « cosmétique politique et institutionnelle aux allures démocratiques » qui ne vise qu’à « dissimuler une coloration disciplinaire et autoritaire ».
Coups d’Etat et rupture de l’ordre constitutionnel au Mali : rectification démocratique ou dérive autoritaire ?
Le recours aux coups d’Etat se justifie souvent par la nécessité de stabiliser un ordre politique précaire et de corriger les « comportements déviants des régimes non-démocratiques » et incapables d’apporter des solutions efficaces aux demandes citoyennes. Mais l’expérience montre après coup, qu’au-delà des raisons affichées, c’est la conquête du pouvoir, au détriment de l’institutionnalisation démocratique qui oriente l’irruption des militaires en politique. Par ailleurs, une succession de transitions ne garantit pas toujours l’amélioration des pratiques de gouvernance à l’origine des déstabilisations.
Au-delà de l’argument du « Salut du peuple », une armée « tournée vers la conquête du pouvoir »
Le clientélisme politique, la gestion familiale des affaires de l’Etat, la gabegie, le vol et l’arbitraire, l’ineffectivité de la justice, la cohésion sociale menacée par l’extrémisme, la mauvaise gouvernance et le délabrement des services publics de santé, d’éducation, d’accès à l’eau et à l’électricité, de sécurité, la perte de confiance de la population à ses gouvernants, les atteintes aux droits fondamentaux… C’est le portrait d’une Nation menacée dans tous ses fondements qu’a dressé le Comité National pour le Salut du Peuple qui a pris le pouvoir par la force au Mali le 18 août 2020. Décrétant l’incapacité du gouvernement en place à « garantir à ce jour le respect de la constitution, l’intégrité du territoire, l’indépendance de l’unité nationale, de la paix et de la cohésion sociale » ce groupe d’officiers aurait, dans un « élan patriotique », décidé de « prendre ses responsabilités » pour sauver le pays du chaos, de l’anarchie et de l’insécurité dans lesquels il sombre inexorablement par la faute des hommes chargés de sa destinée. Ce serait donc le mauvais état des services publics, la crise sécuritaire persistante, le désastre socioéconomique qui justifient pour le CNSP, le débarquement de force du président Ibrahim Boubacar Keita.
La démocratie malienne traverse certes une crise profonde au moment du coup d’Etat d’août 2020. La gouvernance électorale est remise en cause. La cour constitutionnelle est contestée, après qu’elle a validé l’élection de trente députés que le Ministère de l’administration territoriale avait déclarés perdants aux législatives de mars de la même année. La gouvernance et la légitimité du président Keita sont contestées. La situation sécuritaire au Nord et au centre du pays est désastreuse. Une vaste contestation populaire menée par le M5-RFP, Mouvement du 5 juin-Rassemblement des forces patriotiques secoue le pays depuis plusieurs mois, exigeant la démission du président, la refonte du système électoral, la dissolution de la Cour constitutionnelle et de l’Assemblée nationale et une grande refonte des institutions devant poser la base d’un État nouveau.
C’est donc au nom du salut du peuple, qu’une fois de plus, l’armée fait irruption dans la politique, affichant l’intention initiale « de procéder à une rectification démocratique » qui épouse le sens des revendications citoyennes. D’entrée de jeu, le CNSP a précisé que ses membres ne tenaient pas au pouvoir, mais plutôt à la stabilité du pays, et s’est déclaré favorable à une transition civile qui conduirait à des élections générales crédibles pour l’exercice démocratique du pouvoir. La société civile et les partis politiques sont alors invités à rejoindre le Comité, pour ensemble créer les meilleures conditions d’une telle transition. La « démission » du président Kéita est d’ailleurs favorablement accueillie par une grande partie de Maliens qui en avaient fait une exigence depuis des mois, et le M5-RFP déclare publiquement la volonté de travailler avec le CNSP pour un retour rapide à l’ordre constitutionnel.
La surreprésentation des militaires dans les organes de transition et l’appareil d’Etat, au détriment des acteurs politiques civils, et plus précisément du M5-RFP, coalition qui semblait, au vu des mobilisations des mois précédents bénéficier d’une assise sociopolitique porteuse de légitimité populaire, laisse voir l’emprise décisive des militaires sur la transition, contrairement à l’option annoncée d’une transition civile. La présidence de la transition confiée dans un premier temps au colonel retraité et ex-ministre de la défense, Bah N’Daw, sera ensuite assurée par le colonel Assimi Goïta lui-même, à la suite d’un désaccord qui soldera par un nouveau recours à la force. La désolidarisation du M5-RFP de la Charte de la transition, élaborée au terme de consultations auxquelles il avait pourtant pris part, met à jour les dissensions entre le CNSP et la coalition sur l’orientation de la transition. D’après le M5-RFP, le CNSP se serait soustrait aux conclusions du dialogue sous-tendant le « choix majoritaire d'une transition dirigée par une personnalité civile », et préféré le maintien de l’armée au cœur du processus de transition.
La militarisation de la transition conforte l’idée d’une prépondérance de l’armée dans la politique malienne depuis le coup d’Etat du 19 novembre 1968. Le poids de l’armée dans la politique se serait renforcé au fil des putschs, consécutivement au choix des régimes putschistes de sécuriser leur pouvoir, en confiant aux militaires des postes stratégiques au sein de l’administration d’Etat. La présence massive des militaires dans les gouvernements civils lors des restaurations démocratiques de 1992 à 2012 et de 2013 à 2020, conforte ce mariage entre politique et armée, tout en nourrissant conflits et velléités d’insoumission des militaires au pouvoir civil. Plus encore, la propagande militaire qui véhicule l’idée de l’échec de la démocratie et de ses représentants élus à instaurer une gestion vertueuse de l’Etat, s’est renforcée depuis le dernier coup d’Etat, et tend à conforter une délégitimation populaire de la démocratie, au profit d’un pouvoir militaire qui serait plus à même de gérer la crise sécuritaire à laquelle fait face le pays depuis plus d’une décennie.
Recourir à la force pour restaurer la démocratie a conduit au Mali à la « militarisation de l’ordre démocratique », et créé les conditions pour une résistance à l’assimilation des règles institutionnelles qui induisent en démocratie la soumission du militaire au politique. La normalisation du recours à la force au motif de la nécessité politique et sécuritaire justifie alors tous les écarts, y compris, un nouveau coup de force quelques mois seulement après le premier, par un vice-président de transition mécontent que le président et son premier ministre aient décidé, conformément à leurs prérogatives, de modifier le gouvernement. Mais faut-il le rappeler, le Comité National pour le Salut du Peuple avait prévenu que la démocratie, « la vraie », ne s’accommoderait point de complaisance, ni faiblesse. Alors, lorsque le président Bah N’Daw et son premier ministre Moctar Ouane, décident le 21 mai 2021 d’écarter du gouvernement les ministres de la défense et de la sécurité, deux militaires membres du CNSP, la force est utilisée à nouveau pour restaurer l’autorité de l’Etat. Le colonel Assimi Goïta estimant son droit de regard sur les questions de sécurité bafouées décide alors qu’aucune disposition de la charte de la transition ne le prévoie, de « décharger de leurs prérogatives », le président et le premier ministre, et les fait arrêter. Il sera institué plus tard Président de la transition. Or ni la Charte de la transition, ni la Constitution malienne du 25 février 1992 sur laquelle elle se fonde, ne prévoient ni la destitution du président de la transition, ni même son remplacement par le vice-président.
Qu’à cela ne tienne, l’autorité militaire est restaurée. L’armée reprend formellement le contrôle de la transition avec le colonel Assimi Goïta comme président, tandis que la présence militaire dans le gouvernement est renforcée, et que les tensions et luttes d’influence au sein des organes de transition fragilisent l’action gouvernementale et retardent la mise en œuvre de l’agenda initialement annoncé et corrigé à plusieurs reprises.
Une succession de régimes sans changement des pratiques de gouvernance
La mobilisation populaire qui a débouché sur l’éviction du président Ibrahim Boubacar Keïta en août 2020 était porteuse d’une aspiration au changement perceptible dans la société malienne depuis des décennies. Terrain de prédilection d’une multitude de groupes armés depuis l’insurrection sécessionniste touarègue de 2012, le Mali est en proie à une crise sécuritaire qui déstabilise le nord, le sud et le centre du pays. Région désertique où, avec l’accroissement de la population et le changement climatique, l’accès aux ressources est extrêmement difficile, c’est également un lieu de famines récurrentes. La paralysie administrative, causée par la corruption, la mauvaise gouvernance et la gestion opaque des deniers publics, nourrissent et aggravent l’insécurité multiforme. Fragilisé par des conditions naturelles rudes, exacerbées par les effets des changements climatiques, le Sahel est confronté à de nombreux défis, sociaux, sécuritaires, alimentaires, sanitaires, éducatifs... La militarisation de la politique aussi bien que les turbulences sociopolitiques qui lui servent de justificatifs, résultent de cette gestion opaque et autocratique de l’Etat que ni les gouvernements civils ni les régimes putschistes ne semblent parvenir à enrayer depuis deux décennies, voire, plus.
Si le coup d’Etat de 2012 avait débouché sur la restauration d’un gouvernement civil au terme d’élections auxquelles n’avaient pas participé les autorités de transition, il a visiblement échoué à mettre durablement en place les fondements de cette stabilité, puisque huit ans plus tard, et malgré deux élections présidentielles disputées, le pays se retrouve confronté à nouveau à l’interruption violente de l’ordre politique. Par ailleurs, la militarisation de la transition dirigée par le Colonel Assimi Goïta, laisse planer le doute sur le retour à un gouvernement civil et à un ordre politique démocratique. Le coup d’Etat de 2020 a perturbé une fois de plus la continuité et la stabilité institutionnelles précaires, sans apporter une solution d’envergure à l’insécurité persistante, et les réformes de gouvernance revendiquées par le M5-RFP, et annoncées par le CNSP, puis la charte de la transition sont encore attendues pour la plupart.
Il est évident que la crise sécuritaire, humanitaire, sociale, économique que traverse le Mali depuis des décennies ne peut être résolue en quelques mois ou années de transition, aussi ambitieuses que soient les promesses et les déclarations formulées à ce sujet. Ce qui retient notre attention dans cette analyse est la volonté des acteurs de la transition à entreprendre et mener les réformes structurelles nécessaires au retour durable à un ordre constitutionnel porteur de stabilité et assurant les conditions pour une gestion plus vertueuse de l’Etat et des deniers publics. Après plusieurs reports et rééchelonnements de son agenda, la transition se prolonge largement au-delà des 18 mois initialement prévus. Une nouvelle loi électorale a été adoptée et promulguée en juin 2022, et une nouvelle constitution en juillet 2023, à l’issue d’un Référendum contesté. La constitution et la loi électorale, instruments juridiques dont le rôle est capital dans l’organisation du pouvoir et sa transmission, font partie des réformes-clés de gouvernance attendues depuis la démission forcée du dernier président élu. La nouvelle loi électorale, si elle inaugure la création d’un organe de gestion électoral dit autonome, est sujet à controverse, notamment sur les critères d’éligibilité à l’élection présidentielle.
La loi électorale de 2022 en plus de consacrer l’éligibilité des membres des forces armées et de sécurité au poste de président de la république, ouvre la possibilité pour une participation des autorités militaires de la transition à l’élection présidentielle sensée mettre fin à la transition : « Toutefois, pour les élections pendant la Transition, les membres des Forces Armées ou de Sécurité qui désirent être candidats aux fonctions de Président de la République, doivent démissionner ou demander leur mise à la retraite au moins quatre (04) mois avant la date de l’élection présidentielle marquant la fin de la Transition ». Cette disposition est contradictoire avec l’option consacrée dans la Charte de la Transition, de restaurer un gouvernement civil après avoir contribué à créer les conditions de stabilité et d’exercice démocratique du pouvoir. Ladite charte dispose formellement l’inéligibilité du Président et du Vice-président de la Transition aux élections présidentielle et législatives qui devront être organisées pour marquer la fin de la Transition, disposition non susceptible de révision, même si une révision en février 2022, considère désormais l’inéligibilité du seul Président de la Transition aux élections présidentielle et législatives devant marquer la fin de la Transition, disposition non susceptible de révision.
Reconnaître dans ces conditions aux membres des forces armées le droit de se porter candidat aux fonctions de Président de la République lors desdites élections, n’est-ce pas créer un flou juridique porteur d’instabilité et de contradictions ? L’article 9 de la Loi N°2022-001/ du 25 février 2022 portant révision de la Charte de la Transition, fait-il partie des dispositions antérieures qu’abroge en son article 219 la Loi N°2022-019 du 24 Juin 2022 portant loi électorale ? Auquel cas, les autorités militaires de transition auraient subtilement contourner la restriction consacrée dans la Charte, ce qui confirme l’idée d’une volonté militaire de garder une influence décisive dans le jeu politique, au risque de semer dans les instruments juridiques chargés de régir le jeu politique, les germes de la contestation et de l’instabilité. Préserver les positions de pouvoir semble encore une fois, supplanter les réformes politiques et institutionnelles favorables au redressement de l’Etat et à une gestion moins autocratique du pouvoir, et pourtant ces griefs constituent la source des turbulences politiques sur fond de violences persistantes que traverse actuellement le Mali.
Sécurité, lutte contre la corruption, refondation de l’Etat…, les promesses de la transition qui étaient autrefois des promesses de campagne piétinent, tandis que les forces de la Transition se répartissent le pouvoir. L’affichage de la volonté d’une transition civile pour un retour rapide à l’ordre constitutionnel, cache mal les tactiques de consolidation de la mainmise des militaires sur la transitionet l’après transition. Si le coup d’Etat du 18 août 2020 peut s’assimiler à « l’aboutissement d’une crise politique et institutionnelle liée au non-respect des valeurs et principes communs de gouvernance démocratique », on est loin, malgré les promesses des putschistes, d’être entré dans la dynamique du respect et le renforcement desdits principes. Au contraire, le coup d’Etat, comme les dérives qui l’ont justifié sont les deux faces d’une même médaille, celle de la démocratie de façade, dont les principes ne s’incarnent pas dans les pratiques politiques.
Peut-on établir une similitude de nature entre les coups d’Etat au Mali et la longévité présidentielle au Cameroun depuis 42 ans ? Bien qu’elle se revête de l’habillage de la constitutionnalité de la stabilité et de la légit
Les velléités anticonstitutionnelles de maintien au pouvoir au Cameroun : quelques éléments d’analyse et d’interprétation
Les velléités anticonstitutionnelles de perpétuation au pouvoir prennent au Cameroun une forme différente du coup d’Etat, mais tout aussi inhibitrice et destructrice de l’idéal démocratique constitutionnalisé depuis l’ouverture libérale des années 1990, et la révision constitutionnelle du 18 janvier 1996. La permanence au pouvoir d’un même parti politique depuis 64 ans, et d’un même individu depuis 42 ans, interroge sur la légitimité et la légalité authentiques d’une telle absence(ou refus ?) d’alternance, malgré la mise en place d’un ordre juridique et institutionnel formellement multipartite et libéral. L’alternance en effet, est un indicateur de la démocratie, même si elle n’en est pas toujours le résultat. De ce fait, la « reproduction étatiste et monopoliste du pouvoir » depuis bientôt un demi-siècle, invite à s’interroger sur les blocages de l’alternance démocratique au Cameroun. Deux éléments d’interprétation retiennent particulièrement mais non exclusivement notre attention. Il s’agit d’une part de l’évitement des limitations liées au mandat présidentiel, et de l’autre, de la dégradation globale des conditions nécessaires à une alternance démocratique authentique.
La révision constitutionnelle d’avril 2008 et la suppression de la limitation du nombre de mandats présidentiels dans la trajectoire de l’alternance démocratique au Cameroun.
Disons-le d’emblée, il n’existe, en théorie, pas de corrélation directe entre la limitation du nombre de mandats présidentiels et le caractère démocratique. C’est une option juridico-politique que chaque Etat adopte ou non, en fonction de sa trajectoire socio historique. Pour ce qui est du Cameroun, la limitation du nombre de mandats présidentiels s’inscrit dans la mouvance des revendications libérales des années 90, marquées, entre autres, par une volonté de rupture avec une classe politique aux affaires depuis l’indépendance. La consécration constitutionnelle de la limitation du nombre de mandats procède ici comme ailleurs, « d’une préoccupation purement politique au regard de la tendance généralisée des dirigeants africains à se maintenir au pouvoir ». Au vu du contexte, l’enjeu semble cependant suffisamment important pour que cette option soit érigée en « un principe de valeur constitutionnelle intransgressible par les acteurs politiques ». La personnalisation du pouvoir et la longévité présidentielle établie par les régimes à parti unique auxquels s’opposent les revendications démocratiques font craindre, en l’absence d’une contrainte constitutionnelle, l’échec du renouvellement du pouvoir en faveur d’une nouvelle classe politique dont le multipartisme a permis l’éclosion ou le renouveau. Dans cette logique, « la limitation des mandats présidentiels est apparue comme un verrou constitutionnel aux présidences à vie », verrou favorable, voire, indispensable à l’ancrage d’une culture de l’alternance démocratique. C’est la révision constitutionnelle du 18 janvier 1996 qui institue au Cameroun un mandat présidentiel renouvelable une seule fois.
Ainsi consacré, le principe de la limitation du nombre de mandats présidentiels a subsisté dans l’ordonnancement juridique camerounais, tout juste le temps pour le président en exercice de s’octroyer deux septennats avant de se soustraire, 4 ans avant la fin du deuxième et dernier, à l’application de cette restriction, grâce à une révision constitutionnelle qui a consacré en avril 2008 la rééligibilité indéfinie au poste de Président de la République. Le choix institutionnel de restaurer la non-limitation des mandats présidentiels court-circuite l’institutionnalisation d’une option constitutionnelle « qui n’a connu aucune mise en œuvre susceptible de révéler ses faiblesses et de justifier la nécessité de sa réadaptation », et fait douter de la bonne foi politique d’une telle initiative. Officiellement, il s’agissait de restaurer la souveraineté populaire et de moderniser les institutions démocratiques, en corrigeant des insuffisances très tôt dégagées par l’application de la Constitution de 1996. Pourtant, la clause limitative du nombre de mandats n’a pas encore été mise à l’épreuve des faits, puisque le deuxième septennat au terme duquel on aurait pu apprécier l’effectivité de cette disposition constitutionnelle est en cours au moment où la révision visant sa suppression a lieu. La révision vise aussi, selon ses initiateurs, à restaurer la continuité constitutionnelle interrompue en 1996. En effet, la limitation du mandat présidentiel est une exception constitutionnelle de 1996. Le septennat l’est tout aussi, au contraire du quinquennat. Pourtant, si la limitation du nombre est suspendue, le septennat est maintenu. Il semble vraisemblablement que, sachant que la Constitution portait les germes de son départ de la présidence de la République en 2011, le président camerounais l’a modifiée en vue d’être à nouveau candidat. Une analyse d’Alain Didier Olinga, posait d’ailleurs en mai 2008 la question de la portée rétroactive de la levée de la limitation, et notamment si elle pourrait permettre au Président de la République en fonction, dont le mandat en cours « se situe dans le cadre de la limitation constitutionnelle à deux des mandats », d’être candidat en 2011. Le mandat de 7 ans obtenu en 2004 « pour ne pas être renouvelable en 2011 » pouvait-il « devenir, à partir de 2008, par la grâce d’une révision constitutionnelle, et sans précision explicite dans la nouvelle mouture de la Constitution, un mandat de 7 ans renouvelable en 2011, et indéfiniment ? ». En tout état de cause, la transformation rétroactive du mandat débuté en 2004, et en cours d’exécution au moment de la révision constitutionnelle de 2008, est aujourd’hui actée, au regard des élections présidentielles de 2011 et 2018, auxquelles le président sortant a été non seulement candidat, mais aussi réélu. La limitation du nombre de mandats a donc bénéficié, immédiatement, à son initiateur, et renforcé, loin de la modernité démocratique dont elle se prétendait vectrice, le gouvernement perpétuel d’un président qui amorce en 2024, la 42ème année de son règne, et dont les soutiens et partisans annoncent fièrement une nouvelle candidature à la prochaine élection présidentielle prévue en 2025.
Sans rompre strictement avec la légalité, encore que , la révision constitutionnelle de 2008 a, alors qu’aucune évolution ni évaluation sociopolitique ne semblait l’imposer, conduit à la rupture du compromis politico juridique établi en 1996. Ce faisant, il a « restauré les bases de la domination politique et institutionnelle présidentialiste constituée dans le cadre de l’État de parti unique », travesti l’idée et les objectifs du consensus de 1996 et interrompt sa maturation libérale et démocratique. Il semble d’ailleurs que les concessions faites par le pouvoir en place face à la contestation débordante des années de braise, l’aient été uniquement dans une logique de survie. Cette même logique dicte leur remise en cause par un « jeu de pouvoir pur » qui pose la question d’un réel consensus sociopolitique, au regard de l’ultramajorité du parti présidentiel à l’Assemblée Nationale et des vives controverses auxquelles a donné lieu le processus de révision.
C’est en conscience de la possibilité qu’ont les gouvernants de manipuler la technique constitutionnelle, et en délégitimation de telles pratiques au sens où elles compromettent l’expression authentique de l’alternance démocratique, et contribuent au dévoiement de « la fonction ontologiquement limitatrice des constitutions par rapport au pouvoir», que la Charte africaine de la démocratie rejette, comme changement anticonstitutionnel de gouvernement, « tout amendement ou toute révision des constitutions ou des instruments juridiques qui porte atteinte aux principes de l’alternance démocratique ». Selon le principe du rejet du changement anticonstitutionnel de gouvernement consacré par l’Union Africaine, l’hypothèque de l’alternance démocratique qu’a renforcée la révision instrumentale de 2008 aurait dû déclencher le mécanisme de sanction prévu à cet effet par l’organisation. Mais l’architecture africaine de lutte contre les transitions anticonstitutionnelles semble pour l’instant concentrée à ne gérer que les coups d’Etat, alors même que tous les moyens non-démocratiques d’accession au pouvoir, sont de par leur nature, proprement anticonstitutionnels. En attendant, les structures et les procédures de la démocratie de façade continuent au Cameroun de freiner une alternance politique basée sur une démocratie électorale effective.
Détérioration des conditions globales d’expression du pluralisme et trajectoire de l’alternance démocratique au Cameroun.
L’expression authentique de l’alternance démocratique suppose, une convergence juridico-institutionnelle fondée sur les principes démocratiques tels que le pluralisme politique, la séparation des pouvoirs, l’indépendance de la justice, les libertés publiques et individuelles… Elle nécessite par ailleurs l’existence de conditions pratiques favorables au fonctionnement démocratique des institutions. Les controverses sur l’organisation normative et formelle de la démocratie au Cameroun et en Afrique et ses contradictions de principes et de fait abondent. Mais c’est moins l’infrastructure normative et institutionnelle de la démocratie que les pratiques et stratégies d’anesthésie de l’idéal démocratique tel qu’il est formulé et consacré juridiquement et institutionnellement qui est en question. Nous voulons aborder brièvement « l’altération des conditions indispensables à la démocratie » et donc de l’alternance démocratique au Cameroun. Quelques-uns des éléments d’analyse sont : la résistance étatique à l’exercice de la liberté d’expression et la répression du pluralisme politique et d’idées. Les expressions de cet état de choses sont diverses.
Sans établir un inventaire des interdictions des manifestations et réunions publiques au Cameroun depuis 2000, il est aisé de constater une forte propension à interdire et réprimer les manifestations publiques contestataires de l’ordre politique établi. Un exemple mémorable est la série de manifestations organisées entre 2019 et 2020 par le Mouvement pour la Renaissance du Cameroun (MRC), interdites, réprimées, et ayant donné lieu à des arrestations de centaines de personnes, finalement jugées et condamnées par des tribunaux militaires pour des motifs de terrorisme, trouble à l’ordre public, insurrection… L’interdiction en mars 2023 de la marche de protestation contre les coupures d’électricité annoncée par le Parti Camerounais pour la Réconciliation Nationale (PCRN). L’interdiction des marches et rassemblements de la semaine des martyrs (organisées par des partis politiques et des organisations de la société civile en commémoration des émeutes de février 2008) ; L’interruption par la police de la commémoration de l’assassinat d’Ernest Ouandié le 20 janvier 2013 par l’Union des Populations du Cameroun, UPC à Douala ; L’interdiction par le gouverneur de la région du Littoral, d’une mobilisation à Douala sur la crise anglophone par le député du SDF Jean-Michel Nintcheu… Les exemples de la répression de la contestation sont légion. Évoquant le risque de trouble à l’ordre public, « les acteurs gouvernants s’appuient sur les responsables du commandement territorial (gouverneurs, préfets et sous-préfets) pour multiplier les interdictions de réunions ou de manifestations politiques…dans une logique de neutralisation du dynamisme mobilisateur des groupes contestataires et protestataires »
L’autorité administrative va plus loin, en formulant des interdictions de portée systématique, telle que l’arrêté du 11 septembre 2020 par lequel le gouverneur de la Région du Centre interdit, « jusqu’à nouvel avis », les manifestations publiques non déclarées sur son territoire de commandement. Cette décision s’inscrit dans une logique d’intimidation et de menaces, face à l’intention du MRC de protester publiquement contre l’organisation des élections régionales alors que les régions du Nord-ouest et du Sud-ouest sont en situation de guerre. En plus de nourrir un climat d’intimidation peu propice à l’expression du pluralisme, ces interdictions à répétition restaurent abusivement et frauduleusement le régime de l’autorisation, en contradiction avec la loi n°90/055 du 19 décembre 1990 qui institue un régime de déclaration en matière de manifestation publique.
Les stratégies de décrédibilisation, de fragilisation, de confinement, de déstabilisation, d’infiltration et de cooptation de l’opposition aux fins de maintenir dans l’opinion publique l’idée d’une opposition fictive, corrompue et incapable de leadership politique désintéressé et ordonné au bien commun, participent également d’une stratégie d’auto-pérennisation déstructurante de l’expression du pluralisme politique. Cela pourrait être considéré comme une stratégie politique parmi d’autres, mais elle repose sur le recours illégitime aux moyens et ressources étatiques pour limiter la dynamique pluraliste et contestataire, indispensable à l’expression de la démocratie.
La liberté de presse, ainsi que le souligne dans une interview, une militante des droits de l’Homme est également un recul, ainsi qu’en témoignent les disparitions forcées, les arrestations et assassinats, et l’intimidation de journalistes et activistes divers. Mimi Mefo rédactrice en chef de la radio et de télévision Equinoxe, Josiane Kougheu, journaliste à Le Monde Afrique, Michel Biem Tong, promoteur du site d’information hurinews.com, Cirylle Ngota Ngota, Fabien Kengne, Martinez Zogo, Jean-Jacques Ola Bébé, Samuel Wazizi,… Tous ces noms évoquent des situations d’abus et d’arbitraires qui impliquent bien souvent les services de sécurité étatique d’élite, comme la Division de la Sécurité Militaire ou la Direction Générale de la Recherche Extérieure. Ce climat de surveillance et d’intimidation, où un ministre de l’administration territoriale peut menacer impunément des partis politiques qui mettent en place leurs stratégies en prévision d’une élection présidentielle prévue dans un an, montre bien la violation aussi bien de la liberté d’opposition que les libertés publiques et individuelles nécessaires à l’expression de la démocratie. Comment dans ce cas peut-il advenir une alternance authentiquement démocratique et donc constitutionnelle ? Car en effet, dans l’appréciation de la constitutionnalité d’une transition politique, il convient de ne pas dissocier la légalité constitutionnelle de la légitimité populaire.
Synthèse et réflexions : La démocratie suffit-elle ?
La démocratie est-elle la solution, et si oui à quelles conditions ? Peut-on faire l’économie de cette question dans cette étude, bien qu’elle ne constitue pas le thème central de notre réflexion. Les exemples malien, camerounais et ghanéen que nous venons d’étudier, révèlent une certaine vulnérabilité de la démocratie en Afrique. Et bien que le cas ghanéen laisse voir une plus grande vitalité et une stabilité politique et institutionnelle (à différencier du statuquo autoritaire observable au Cameroun), les défaillances de gouvernance globalement communes aux Etats africains, amènent à s’interroger, au-delà des conditions de son transfert, sur le sens et le but du pouvoir démocratique en Afrique. La délégitimation de la démocratie, au nom du discours souverainiste et culturaliste et au motif de l’échec et de dérives autoritaires des gouvernements élus, semble rencontrer au Mali, l’assentiment d’une majorité de citoyens désormais convaincus de l’inefficacité de la démocratie électorale au regard de l’histoire politique du pays, et au Cameroun, se fondre dans une certaine accommodation à l’autocratie. Certes, c’est surtout l’image que renvoie une démocratie de façade qui est remise en cause.
La question des règles et conditions de dévolution du pouvoir politique en Afrique pose donc aussi celle de l’état de la démocratie. Par conséquent, elle ne se réduit pas à la façon dont se transmet le pouvoir, mais englobe les modalités d’exercice de ce pouvoir et la capacité de la gouvernance quotidienne à produire un ordre politique et socioéconomique porteur de stabilité, de sécurité et de progrès collectifs. La qualité de la gouvernance dépend-elle alors de la qualité ou de la nature des successions politiques ? Autrement dit, le transfert constitutionnel du pouvoir garantit-il la bonne gouvernance, tandis que les transitions anticonstitutionnelles la compromettent ? L’analyse des cas ghanéen, camerounais et malien montre que le respect des règles constitutionnelles de succession politique est garant d’une stabilité politico-institutionnelle porteuse de sécurité et propice au développement. Elle montre par ailleurs qu’au-delà des règles et principes normatifs, la consolidation démocratique commande de matérialiser dans la pratique institutionnelle, les idéaux de liberté et d’ouverture qui ont orienté leur consécration constitutionnelle, dans une cohérence de forme et d’esprit. Elle montre encore que les velléités anticonstitutionnelles de prise ou conservation du pouvoir, quelles que soient leurs formes, expriment et traduisent un rejet, malgré l’affichage formel du contraire, de l’idéal démocratique et de la limitation et de la rationalisation du pouvoir qu’il impose ; et qu’elles sont sources et produits d’instabilité permanente, ou de statuquo autocratique qui l’une comme l’autre sont facteurs d’insécurité et de déstabilisation.
Poser la question du transfert constitutionnel (et démocratique) du pouvoir, c’est donc aussi poser celle de la démocratie, une alternance authentiquement démocratique ne pouvant s’ancrer que dans une culture partagée où la légalité constitutionnelle est indissociable de la légitimité populaire. La succession politique est donc un enjeu démocratique capital, mais pas que.
Du Ghana au Mali, en passant par le Cameroun, les circonstances sociohistoriques sont différentes, les trajectoires politiques aussi, de même que les niveaux d’ancrage démocratique. Mais les défis de gouvernance et développement socioéconomiques sont prégnants, même s’ils sont d’ampleur différente. Cette étude montre que la stabilité sociopolitique et institutionnelle est plus propice que le désordre au déploiement d’une action publique non seulement coordonnée et organisée, mais aussi susceptible d’être soumise à un contrôle citoyen et à l’exigence de redevabilité. C’est en cela que la soumission à l’ordre constitutionnel effectivement démocratique constitue un enjeu majeur de durabilité, de transparence, de garantie de l’Etat de droit, de sécurité. Cependant, les questions :
- au Ghana de l’insécurité liée au trafic de drogue, du chômage et la précarité (logement, accès à l’eau…) qui touchent une large part de la population, de la crise énergétique qui réduit l’accès à l’électricité, de la souveraineté et de l’équité de la gestion pétrolifère et aurifère ;
- au Mali du jihadjisme et de l’insécurité généralisée, de la qualité et de la disponibilité des services sociaux de santé, d’éducation, d’emploi, de la vulnérabilité aux crises climatiques et à l’insécurité alimentaire… ;
- au Cameroun du chômage, de l’insécurité, de l’impunité, de la corruption d’Etat, des détournements massifs de fonds publics, de la pauvreté galopante…
mettent en lumière des défaillances de gouvernance communes : la pauvreté chronique, la dette publique et la corruption obstinément élevées ; le chômage, les inégalités de revenus et la précarité, les maladies infectieuses, les violations des droits humains… La sécurité humaine est au cœur des attentes des sociétés africaines face à une classe dirigeante qui, dans son ensemble, peine à offrir au plus grand nombre, des conditions générales de vie acceptables. Ce qui pose la question du sens et du but de la politique pour ces pays. Comment évoluer en Afrique vers une forme d’organisation et de gouvernance politiques qui place le progrès et le bien-être des sociétés au cœur de sa substance, de son action, loin des logiques de clientélisme et de prédation, de corruption.
Sans vouloir mener le débat du lien entre la démocratie et le développement, nous remarquons que la stabilité institutionnelle qui résulte de l’existence d’un consensus politique sur les valeurs de l’Etat et de son système de gouvernance est propice au développement dans tous ses aspects. Les institutions sont plus fortes que les individus, le spectre de la violence électorale ne plane pas en permanence, l’état de droit limite l’arbitraire du pouvoir, le respect du droit créée pour l’ensemble du corps social les conditions de sécurité et de justice. La démocratie présente de ce point de vue des opportunités de progrès : en tant que facteur d’inclusion sociale, surtout des plus défavorisés, en tant que source de légitimité et de confiance dans les institutions, en tant que vecteur d’innovation politique par la participation qui mobilise l’intelligence collective autour de la résolution des problèmes sociaux.
Il n’empêche que la démocratie électorale n’est pas ou plus, au regard des frustrations grandissantes des citoyens à l’égard de leurs conditions économiques et sociales, le seul levier des changements profonds auxquels aspirent les sociétés. D’où l’urgence de nouveaux horizons de sens de la démocratie et de la politique en Afrique. De la capacité et de la volonté du leadership à garantir les conditions politiques, économiques et culturelles favorables au bien-être et à la sécurité humain(e)s, dépendent le progrès et la sécurité du continent et de ses populations. La faim, la malnutrition, la pauvreté monétaire, l’insécurité multiforme, les maladies infectieuses, l’exclusion internationale, l’immigration clandestine, etc., la démocratie retrouvera son sens dans la mesure où elle sera ordonnée à l’objectif supérieur d’adresser ces défis auxquels est confronté depuis trop longtemps le continent.
« À rebours du fétichisme des élections, il faut miser sur une démocratie substantive, qu’il faudra construire pas à pas et sur la durée, en réarmant la pensée, en réhabilitant le désir d’histoire en lieu et place du désir de nouveaux maîtres, en misant sur l’intelligence collective des Africaines et des Africains. C’est cette intelligence qu’il faudra réveiller, nourrir et accompagner. C’est ainsi que pourront émerger de nouveaux horizons de sens, puisque la démocratie en cette ère planétaire n’a de sens que si elle est ordonnée à un dessein plus élevé, qui est la réparation et le soin du vivant. »
Conclusions et recommandations
A titre de conclusion, nous formulons deux catégories de recommandations dont le but est d’approfondir la réflexion, et d’ancrer la recherche et le choix de solutions dans une connaissance authentique de trajectoires socio historiques spécifiques.
La première recommandation est d’ordre scientifique et pose la nécessité d’approfondir l’analyse au travers d’études de cas localisées et différenciées, qui mettraient en exergue les déterminants propres à chaque contexte sociohistorique, de façon à formuler des recommandations inculturées et attentives aux traditions et enjeux locaux. Dans la perspective de cet approfondissement scientifique, douze pays sont pressentis pour faire l’objet d’études de cas. Le choix obéit bien sûr à des critères de représentativité géographique-linguistique, selon la division par régions de l’Union Africaine. Elle répond aussi à un besoin de représentativité thématique qui se rapporte aux tendances mise en exergue au cours de la présente étude. Cette typologie pourra être complétée, élargie ou même remise en question selon les résultats auxquels aboutiront les études de cas. Il s’agit donc des pays suivants : Égypte, Maroc, Afrique du Sud, Botswana, Zambie, Burkina Faso, Cabo Verde, Libéria, Sénégal, Maurice, Rwanda, Guinée équatoriale, São Tomé-et-Príncipe,
La seconde recommandation vise à formuler des pistes de solutions pour la construction d’un ordre juridique, politique, social, qui, cohérent avec l’adhésion proclamée aux idéaux démocratiques, place la sécurité humaine des Africains et des Africaines, au cœur de l’exercice du pouvoir politique. Elle découle de constats qui ressortent de cette analyse.
Premièrement, une interprétation « discriminatoire » des transitions anticonstitutionnelles par l’Union Africaine, dont le mécanisme de riposte et de sanction, semble se concentré sur la répression (et encore !) des coups d’Etat. Les autres moyens non démocratiques de conquête de pouvoir, comme la manipulation constitutionnelle, que l’Union a pourtant classée anticonstitutionnelle, sont tolérés et prolifèrent impunément, faisant le lit de toutes sortes d’abus, de tricheries, de crise, d’inégalités, et de coups d’Etat.
Par ailleurs, une définition restrictive de l’alternance démocratique, essentiellement fondée sur « les élections démocratiques » débouche sur une tendance à dissocier légalité institutionnelle et légitimité populaire dans l’appréciation des changements de gouvernement. Ce qui débouche encore une fois sur une lecture légaliste et réductrice, qui empêche la consolidation d’un ordre constitutionnel authentiquement démocratique.
Dans la dynamique commune de promotion de la démocratie, et dans l’esprit de la Charte africaine de la démocratie, des Elections et de la Gouvernance, les institutions et les indicateurs de développement humain et de paix sociale participent de fait à l'ancrage d’une culture et d’une pratique démocratiques. Cela implique la transparence et l’efficacité de la gestion publique, l’inclusion sociale et la protection des minorités et des couches vulnérables, la reddition des comptes et l’Etat de droit, l’accès à la justice, la lutte contre la corruption, la répartition équitable des richesses et ressources nationales, la réduction de la pauvreté, la paix et la sécurité des personnes et des biens, l’emploi, l’éducation, l’accès à des services de santé de qualité, à l’eau potable, à l’électricité, etc. La capacité et la volonté des gouvernements à garantir ces conditions politiques, devraient être résolument prises en compte par l’organisation régionale dans sa volonté de protéger la démocratie. Cela signifie faire passer la sécurité et le bien-être humains au-dessus de la logique de couverture mutuelle qui prévaut au sein de l’Union.
Il serait en outre pertinent de s’interroger sur les enjeux de ce qui semble être une accoutumance ou une accommodation populaire à la dictature et à la précarité sociale, économique et politique qu’elle engendre. Quarante-deux ans de règne au Cameroun, marqués par une détérioration constante des conditions de vie, la corruption galopante, les détournements massifs des deniers publics, les abus et violations en tout genre… La privatisation et la patrimonialisation de l’Etat malien par des gouvernements dits démocratiquement élus… Tout semble se passer comme si les sociétés africaines s’étaient pour la plupart accoutumées à être exclues de la gestion des affaires publiques. En dehors de quelques révolutions plus ou moins organisées, la majorité des citoyens reste traditionnellement en dehors des processus politiques, qu’il s’agisse des élections, ou des autres formes de participation et mobilisation collectives. L’expression au Cameroun, « je ne fais pas la politique » est symptomatique de la désaffection politique, palpable dans les comportements de tous les jours. Certes, la répression du pluralisme de pensée, palpable sous différentes formes, et les dérives autoritaires des démocraties proclamées favorisent l’intériorisation de réflexes de soumission et de renoncement à la liberté. Cependant, ainsi que le Souligne Alaa El Aswany, un gouvernement autoritaire ne s’établit pas par la seule volonté de ses leaders, mais aussi par la contribution des citoyens qui acceptent de s’y soumettre. En renonçant à assumer le rôle de détenteur souverain du pouvoir que leur confère l’état de droit démocratique, le « peuple » fait le lit de l’autoritarisme. Nourrie par la propagande politique ou la répression, la désaffection politique pose la nécessité de la sensibilisation, la formation et la mobilisation politiques en tant que leviers à activer pour nourrir un engagement actif dans la vie politique, loin des idées reçues qui nourrissent la perception de la politique comme une activité malsaine ou dangereuse de laquelle il faut se tenir éloigné. Une meilleure compréhension de la démocratie et du jeu politique, et donc un plus grand engagement politique, passent par l’éducation et la sensibilisation. Investir dans l’éducation civique qui permet de construire la conscience civique et favorise une participation informée. Les sociétés civiles et les oppositions politiques, auraient dans leur position de contrepoids, un rôle fondamental à jouer.
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